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Dix ans plus tôt, M. Gé avait fait concéder à l’une des sociétés qu’il contrôlait les travaux de construction du Tube Electrique. Lorsqu’il décida de faire l’Arche, il utilisa les chantiers en cours.
La première ligne du Tube, de Pontoise à Melun, était entrée en service environ deux ans avant la Déclaration de Moontown. Les Parisiens, réunissant les initiales du nouveau moyen de transport, ne disaient plus : « Je prends le métro », mais : « Je prends le Té. » Des voitures en acier, en forme de cylindre pointu aux deux extrémités, se déplaçaient à cinq cents à l’heure dans un tube souterrain cerclé de distance en distance par d’énormes électro-aimants. La force attractive ou répulsive de ces anneaux provoquaient le démarrage, l’accélération, le freinage et l’arrêt des trains, sans bruit et sans secousses. D’étroites fenêtres étaient percées dans les parois des voitures. Devant ces fenêtres défilaient les affiches lumineuses peintes sur le mur du tube. Séparées les unes des autres par une surface d’un noir mat, ces affiches se composaient chacune d’un dessin fixe, mais leur succession rapide sur la rétine du voyageur transformait leur suite en une courte scène animée, selon les principes mêmes du vieux cinéma. La vitesse du véhicule obligeait d’ailleurs les dessinateurs à faire subir à leurs personnages des transformations en largeur et à n’utiliser que des couleurs brutales. Cette technique de l’affiche animée était encore maladroite et ses résultats imparfaits. Cela n’empêchait pas les grands distributeurs de publicité de se disputer les séries d’emplacements. Le Gouvernement lui-même ne dédaignait pas d’utiliser ce nouveau moyen d’attirer l’attention du public pour lui imposer un slogan animé, à la gloire du parti au pouvoir, ou lui rappeler de payer les nouveaux impôts.
La deuxième ligne, qui devait relier Meaux à Rambouillet, n’était pas achevée. Une armée d’ouvriers avait travaillé à la construction et à l’aménagement de la gare de correspondance, située au-dessous de la Butte Montmartre. Au-dessous de la gare, dans une sphère de plomb et de ciment, se trouvait la génératrice atomique qui fournissait l’énergie à toute l’installation.
C’était au-dessous de l’usine, dans une sphère semblable, à neuf cents mètres de profondeur, que M. Gé avait fait construire l’Arche.
La présence même de la grande ville, la main-d’œuvre considérable nécessitée par les chantiers du Té, la diversité et la nouveauté des travaux entrepris et des matériaux employés, lui avaient permis de mener à bien son entreprise sans éveiller l’attention. Les ouvriers spécialisés, venus des quatre coins du monde, qui avaient creusé, bâti, aménagé la gare et l’usine souterraines, ne s’étaient pas étonnés de descendre un peu plus bas pour construire les « bureaux et entrepôts » du Té. Du reste, quand une équipe avait terminé la tâche précise qui lui était fixée, elle se voyait proposer des contrats aux avantages exceptionnels, qui dispersaient ses membres des Pôles à l’Equateur.
Au moment où la peur commença de gagner Paris, M. Gé inspira quelques articles de journaux et de radio qui laissaient sous-entendre que la protection de l’usine souterraine n’était pas suffisante. Si une explosion atomique se produisait au-dessus de la capitale, l’usine risquait de sauter par effet de résonance, et de faire un trou à la place de la Butte. C’était faux, mais cela provoqua la fuite immédiate des ouvriers et des Parisiens qui projetaient de se mettre à l’abri dans les sous-sols du Té.
Ainsi, le moment était venu, l’Arche était prête, elle était pleine. La folie des hommes pouvait se donner libre exercice.
M. Gé savait que la guerre atomique ne tuerait pas tout le monde. Il resterait bien par-ci, par-là, quelques centaines d’hommes en Europe et en Amérique, et peut-être quelques milliers en Asie. Mais il craignait autre chose.